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Fernand Lechanteur - Texte fondateur (1951).

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Fernand Lechanteur - Texte fondateur (1951). Empty Fernand Lechanteur - Texte fondateur (1951).

Message par LORD Jeu 10 Jan - 12:50

Boujou.

LES MOTS ET LES CHOSES. Texte fondateur mis en word de F. Lechanteur paru en 1951, c'est le contenu de son cours de dialectologie en 1968-69-70 à l'U. de Caen.
Merci à Michel Le Bas et à Rémin. Wink



LES MOTS ET LES CHOSES Fernand LECHANTEUR, 1951.

Qui douterait à notre époque de l'importance de la contribution rapportée par la linguistique à l'étude de l'homme ? L'humanité n'est pas partout la même en son comportement et tel mode d'expression est susceptible de refléter un mode de pensée, une attitude intellectuelle bien définis, en tout cas des habitudes mentales ou plus simplement techniques variant selon les lieux et qu'il est bien tentant de vouloir inscrire dans des unités géographiques déterminées.

Mais le problème est infiniment plus complexe qu'il n'y parait au premier abord et j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de constater mélancoliquement combien les résurgences du nationalisme linguistique étaient susceptibles de fausser les façons de voir de gens très compétents. Faut-il répéter que les frontières linguistiques ne sont pas imperméables, ne serait-ce que pour cette simple raison que les temps anciens n'ont pas connu ce nationalisme linguistique et que les courants d'échanges étaient très forts, au Moyen Age par exemple. Il faut apporter dans ces études, avec beaucoup d'honnêteté et de patience, beaucoup de modération. En matière de philologie comme ailleurs, un fait isolé prouve peu, ce sont les entassements et recoupements de faits qui importent.

Il est bien naturel que le profane ou le semi-profane attache une très grande importance aux groupes linguistiques nettement hétérogènes tels que le breton, le flamand, l'alsacien, le corse, le catalan ou le basque pour nous en tenir au territoire français actuel. Là, l'image semble claire et permet des généralisations hâtives et des conclusions alléchantes. En fait, le danger est grand de penser que des habitudes mentales ou matérielles, des faits ethnologiques ou encore anthropologiques recouvrent exactement ces territoires linguistiquement différenciés. C'est parfois vrai, plus souvent c'est partiellement vrai, ce n'est pas toujours vrai. Je laisse à des gens plus compétents que moi le soin de déterminer si le recul du flamand depuis deux siècles a entraîné un changement dans les faits ethnographiques par exemple.

Il est très difficile de formuler les lois qui président à l'évolution des langues. Une colonie norvégienne établie en Islande au Xe siècle a conservé une langue qui, de nos jours encore, est très peu différente de celle du XIIe siècle; la même langue a considérablement évolué dans le pays d'origine de ces colons. Il est de même bien délicat de fournir les raisons de la disparition des langues. Le vieil idiome de la Cornouaille anglaise s'est éteint cependant que la langue sœur prospérait en Pays de Galles. Volonté d'autonomie des habitants ? Pourquoi alors l'éternelle révoltée que fut l'Irlande a-t-elle pratiquement perdu son antique langage gaélique ? Considérons un instant la question si controversée de la survivance de la langue noroise en Normandie après rétablissement des Vikings.

On a sollicité au maximum les textes historiques, on n'en a pas tiré grand chose, sinon le fait que la Normandie occidentale (la Basse-Normandie : Bessin et Cotentin) a conservé plus longtemps la pratique du scandinave comme langue courante. Ce qu'on ne saurait préciser, c'est le moment où sont disparus les derniers hommes parlant le scandinave. Ce qui est certain, c'est que lors de la conquête de l'Angleterre, c'est le dialecte roman de Normandie et non le norois qui fut transporté de l'autre côté de la Manche et y resta pendant près de quatre siècles la langue officielle et celle de la bonne société pour finalement se mêler à l'idiome des vaincus d'une façon qui n'a guère d'autre exemple dans l'histoire des langues. En admettant que les premiers Vikings de 911 n'aient été qu'une poignée, on peut admettre qu'ils étaient au moins aussi nombreux que les Normands romanisés établis en Angleterre. On voit par là combien il est difficile d'expliquer le maintien ou la disparition d'une langue par des raisons claires telles que l'intensité de la colonisation. Il est possible qu'un certain bilinguisme ait existé pendant un ou deux siècles en Normandie. Il est également possible que certains îlots aient subsisté plus longtemps qu'on ne le pense. Je ne serais pas éloigné de croire qu'un nom de lieu tel que « La Danesque » (Cne de Gouviïle-sur-Mer, Manche) trahit à l'origine une telle survivance remarquée par un voisinage romanisé. Quand en 1259 une charte de Pierre de Suilly mentionne en langue vulgaire romane le nom de Saint Germaim le Gaillard (Cne des Pieux, Manche) (1), elle atteste en même temps que le remplacement par une dénomination romane de l'hybride Oslavilla : Ousleville, formé sur un nom Scandinave, la romanisation de cette région pourtant très excentrique.

Mais une langue ne disparait pas sans laisser de traces et ce sont souvent ces traces, témoins d'un ancien peuplement, ou d'un courant de civilisation qui sont du plus grand intérêt pour l'historien par exemple.

Le reliquat phonétique n'est certainement pas le plus aisé à apprécier. Aussi ne ferai-je allusion qu'en passant à la théorie des substrats selon laquelle certaines mutations ou certaines conservations de sons seraient dues à des influences parfois très anciennes de populations gagnées à un idiome étranger, mais conservant certaines articulations ou certaines répugnances ancestrales à l'égard d'autres sons. Il est facile de comprendre le principe de ce jeu d'influences, plus difficile de préciser les cas particuliers. Disons seulement que ces études en profondeur qui souvent relèvent des laboratoires de phonétique ont déjà conduit à des explications extrêmement séduisantes et certainement d'un intérêt capital. Mais outre que le matériel recueilli est difficilement interprétable, il s'en faut que l'on puisse expliquer toutes les manifestations phonétiques par la théorie des substrats ethniques. L'évolution phonétique est permanente et ne se laisse pas toujours aisément saisir, encore moins aisément justifier. Il arrive que certaines aires d'extension de phénomènes phonétiques n'aient pas de contours bien nets. Parfois l'observateur saisit l'évolution qui sépare deux générations. Il n'est pas facile dans de telles conditions de fixer une limite géographique aux phénomènes en question. Guerlin de Guer a recueilli les produits des

(1) « in molendino de Longavilla in parrochia Sancti Germant le Gaillart » dans» l'Inventaire des archives civiles départementales de la Manche (Abbaye de Cherbourg., p. 552), par Dubosc.

groupes initiaux cl, gl, fl, pi, bl. dans les parlers de 300 communes du Calvados (1). La complexité de l'image apparait bien grande. J'ai étudié les mêmes groupes dans la région de Coutances et serais bien en peine de tracer une limite claire. Prenons un ensemble de trois mots tels que glace, clos et flamber. Dans un rayon de vingt kilomètres, je trouve des formes aussi variées que ghjace, glyèche, lyace, lyache, gyache, glyache, yace ; klyô, kyô, yô, chyô ; flyamber, fyamber, yamber, chyamber et j'en passe, car il en est qui ne se peuvent transcrire qu'en caractères phonétiques. Sans compter qu'à tel endroit le petit fils dira kyamber et la grand 'mère yamber ! Une telle complexité décourage un peu l'amateur débutant. Mais il n'est pas rare, par contre, que des limites phonétiques semblent déterminer un territoire aux contours relativement nets. Même si quelques mots d'une série phonétique se décollent du faisceau, l'existence même d'un faisceau d'isogloses indique l'importance de la limite ainsi soulignée. Je considérerai des exemples précis au cours de cet article. Il est donc exagéré, comme le remarquait encore récemment M. Albert Dauzat, de nier l'existence de limites dialectales sous prétexte que le lacis des limites de nombreux mots est inextricable, car tous les caractères phonétiques n'ont pas une égale importance. Ceci admis, peut-on, comme on l'a souvent prétendu, faire coïncider ces unités linguistiques secondaires, avec des unités primitives administratives : provinces, diocèses, doyennés, archidiaconés, bailliages, sergenteries, etc… Guerlin de Guer dans son introduction à l'Atlas linguistique de la Normandie, du Maine et du Perche (2) attache une grande importance aux circonscriptions ecclésiastiques de l'Ancien Régime. Je dois dire que mes recherches jusqu'à présent ne me montrent pas souvent de concordances très probantes. Il est exact que la limite sud de l'ancien archidiaconé de Bauptois, qui part de l'embouchure de l'Ay pour aller rejoindre la baie des Veys, est soulignée à peu près régulièrement par des changements phonétiques non négligeables. Par contre, l'importante limite sud du k normand (cat pour chat) ne correspond pas actuellement à la frontière méridionale de l'ancien diocèse de Coutances et si autrefois elle a pu y correspondre, elle a certainement toujours coupé les diocèses voisins de Bayeux, Séez et Lisieux. De même, dans l'ancien doyenné de Couvains où s'atteignent les caractéristiques des parlers du Bessin et de ceux du Coutançais, la situation est assez confuse comme il apparaît dans le mémoire pour le diplôme d'études supérieures rédigé par M. Bruehon récemment et resté manuscrit. Il ressort de cette étude une légère progression des formes du Coutançais aux dépens de celles du Bessin et cela est fort intéressant. Car parmi les influences réciproques qui jouent entre les divers patois, il est parfois possible de saisir l'irradiation provenant de centres directeurs dont l'existence a été mise en évidence par les dialectologues de l'école de Gilliéron et particulièrement par M. Albert Dauzat. A Saint-Germain-sur-Sèves (Cn de Périers), commune limite, on prononce à peu près kèche (système du Bauptois) (exactement è très ouvert et long suivi d'un a à peine perceptible, pour chausse(tte) mais « les gens qui font des manières » prononcent kâoche comme dans le Coutançais. C'est ainsi que des limites phonétiques arrivent à se déplacer, à vrai dire très lentement (1) G. Guerlin de Guer, Essai de dialectologie normande. Paris, Bouillon, 1899.

(2) parue dans Le Français moderne 1945, pages 19 et sulv., 249 et suiv.

Rien de plus passionnant que l'étude des territoires limites de ces zones de délabrement phonétique où s'affrontent des influences contraires. Rien de plus enrichissant, surtout si on ne sépare pas le mot de la chose, si l'étude philologique s'accompagne d'observations ethnographiques concernant l'habitat, tel ou tel type d'instrument aratoire, tel agencement de la maison ou l'attrait de tel ou tel marché plutôt que de tel autre ; et il n'est pas rare non plus que l'étude des noms de lieux ou des noms de famille ne vienne compléter la documentation. Il y a quelques jours encore, je me trouvais à Ver (Cne de Gavray : v. carte), en plein front de cette bataille que soupçonnent à peine ceux-là même qui la livrent : les paysans. Ils ne l'ignorent pas tout à fait, car ils voient clair et entendent bien, mais il leur arrive de cristalliser leur sentiment de dépaysement sur un mot qui n'est pas un critère pour le philologue. Par exemple : «les gens de X. disent des souolèrs et nous des soualis (souliers)». Or l'archaïsme soualèr (a. fr. saler devenu en moyen fr. soulier par substitution de suffixe) n'est pas distribué plus régulièrement que le similaire pilé (a. fr. piler devenu pilier) en face de pili.

Et ce ne sont pas seulement les paysans qui donnent une importance exagérée à un détail. Le touche-à-tout local, mi-poète, mi-érudit, est encore plus exposé au danger des systématisations hâtives. Tout dépend de ses qualités d'observation. Les limites données par Butet-Hamel dans l'introduction de son glossaire au parler du Virois (1) sont fort judicieusement établies et je les ai recoupées grâce aux précieux renseignements malheureusement manuscrits, recueillis par M. Guy, professeur honoraire, originaire de Saint Martin des Besaces, commune située juste au-delà de la limite nord du Virois.

Par contre, il est des unités fabriquées arbitrairement qui ne résistent guère à l'examen. C'est précisément une de ces limites que je veux donner pour cadre aux remarques qui sont l'objet de cet article.

C'est un article de foi dans le Cotentin qu'il existe dans le Coutançais une sorte de sous-dialecte qui serait caractérisé par la façon de dire chez. Ce serait le parler de Ciz nous (orth. courante), opposé au parler de Tchu nous. Il a son poète : Charles Leboulanger, qui était né, je crois, à Roncey. Si nous essayons de dégager, des divers auteurs qui en ont parlé depuis le temps de la revue Le Bouais-Jan au début du siècle, les éléments constitutifs de ce parler « qui glisse à l 'oreille comme le bourdonnement d'une abeille » selon G. Tis, nous nous apercevrons qu'il n'offre aucune unité réelle et que son image littéraire très approximative ne saurait recouvrir plus de la moitié du territoire continental où l'on prononce sî pour chez, à peine le quart si l'on tient compte des Iles de la Manche; car les Iles connaissent cette forme et c'est là l'intérêt du problème.

Syê comme on dit encore à Jersey et sporadiquement sur le continent, plus souvent syî ou sî est une forme aberrante. A l'ancien français chies, forme raccourcie de chièse (Dauzat, Diet, étymol.), devait normalement correspondre une forme normande hyê, comme on a la Quièze comme nom de lieu. Je ne me charge pas d'expliquer cette aberration, je la constate simplement. Cette forme semble actuellement refoulée sous une double, voire une triple pression.

(1) Paru dans le Bulletin des parlers normands et dans la Revue des parlers populaires de 1899 à 1902 ; réimprimé dans la Revue de l'Avranchin en 1925.

Au Nord et au Nord-Ouest elle subit le choc des formes tchu (de Pirou à Carantilly) et tcheu (de Carantilly à Maupertuis), formes palatalisées d'un primitif queux, pour employer l'orthographe de la Muse normande de David Ferrand qui est écrite en dialecte de Rouen au XVIIe s. Or cette forme keu est normale en normand par rapport à la forme populaire française cheux illustrée par les paysans de Molière. Il semble bien qu'à son tour elle ait été refoulée vers l'Ouest précisément par cette forme cheu qui arrive jusqu'aux confins de notre zone par le sud et par le Sud-Ouest (Saint Vigor des Monts, Montbray, Cn de Tessy). Et si les communes de la limite sud : Bréhal, Chanteloup, Ver, Le Mesnil Bonant, Sourdeval-les-Bois, Montaigu-les-Bois offrent l'officiel chez, c'est qu'il s'agit d'un territoire en évolution qui peu à peu remplace les formes cotentinaises, par des formes méridionales le plus souvent, mais aussi parfois nettement par la forme française.

Je présente cette limite à la commune près. C'est largement suffisant, encore qu'elle coupe parfois certaines communes telles que le Lorey au N.-E. Son importance sentimentale est incontestable aux yeux des paysans, telle mon informatrice de Millières, élevée au moulin de Corbuchon sur Muneville le Bingard où l'on disait sî, mais qui, s'étant établie à un quart de lieue plus au Nord sur Millières, prit l'habitude de dire tchu pour ne pas se singulariser. Ceci dit, pour admettre que cette limite est importante, nous aimerions d'abord qu'elle fût doublée par d'autres limites phonétiques ou lexicales, ensuite qu'elle ne fût pas traversée par d'autres limites significatives. Malheureusement il n'en est rien.

Examinons d'abord quelques sons sans prétendre épuiser la question.

Au sud, il y a bien une limite; mais sî n'y apparait que comme un phénomène annexe, un des nombreux, éléments qui forment faisceau avec Une série d 'autres caractères - autrement importants, autrement curieux. Car nous sommes ici sur la ligne de force du k normand (ka, branke pour chat, branche, etc...) Joret la découvrit il y a soixante-dix ans et j'achève actuellement sa révision méthodique et méticuleuse dans la traversée du département de la Manche. Mon savant prédécesseur eut l'intuition de son importance et je serais trop heureux que mes travaux confirment ses idées, et ses recherches entreprises avec des moyens rudimentaires. Je dis : ligne de force, parce que, là encore, certains mots contaminés par le français ont cédé du terrain. Pour trouver (chez les vieux !) kvêu ou kvê pour cheveux, il faut remonter au Nord de Coutances; on n'entend akaté pour acheter qu'au delà de Lessay; et si ça et là on entend encore dans le Cotentin kanchon pour chanson on ne trouve nulle part kanté pour chanter, le mot ayant été expulsé par son homonymie avec un autre kanté signifiant pencher. Au Sud, d'autre part, le refoulement vers le Nord des formes proprement normandes a laissé subsister des épaves telles que karée pour charée (cendre pour la lessive) qui ont 'échappé à la vigilance des « rhabilleurs » sudistes. Néanmoins, quand, à l'aide d'un questionnaire de plus de cents mots de la même série, plus ceux que l'on glane dans la conversation libre, qui reste le plus sûr moyen d'information, on constate des dénivellations de 8-10 % au sud à 70 % au nord, d 'une commune à l'autre, on est en droit, je pense, de parler d'une limite phonétique et d'une ligne de force. Yoici les dernières communes de traitement normand : Bricqueville sur Mer et Cérences (déjà atteintes), liengronne, Gavray, La Baleine, Percy (entre ces deux communes la limite de sî pique vers le nord), Montabot et Gouvets. De là, d'après les travaux de Joret, la limite passant par Pontfarcy, Campeaux, Montchau- vet, Saint-Marc d'Ouilly, Martigny, Sassy, Sainte Foy de Montgomery, Pamilly, atteint la frontière politique vers Vernon et la quitte bientôt pour former la limite sud du Picard. (1)

Mon but n'étant dans cet article que de présenter schématiquement quelques traits marquants des parlers normands et souligner l'intérêt des études dialectologiques, on n'attendra pas de moi des détails trop nombreux. Je me contente, à titre d'exemple, de citer les traits phonétiques les plus normands ou simplement les plus cotentinais qui disparaissent sur cette ligne :

Le g de garnie pour jambe. (Valable pour toute la Normandie sept.) ;

L'l non palatalise de boutèle, famile, fâocile, etc… (Cotentin, Bessin, Bocage, Plaine de Caen, sporadique plus à l'est ?) ;

L'h dit aspiré qui tend au sud au traitement français ;

Les vestiges de v pour g dans vêpe, vi, varou pour guêpe, gui, loup-garou.

(1) Dans le Cotentin, le k présente différentes étapes de palatalisation devant les voyelles antérieures, approximativement kgèrue kyêne (Cotentin nord) tchèrue tchêne (Cbutançais) pour charrue (a : e devant r), chêne.

A ce propos, une remarque curieuse. Viqué, forme normande de guichet, est le nom de la petite porte ménagée dans les tonneaux pour en permettre l'accès. Le mot disparait en même temps que la chose au passage de la ligne du k. Dans toutes les communes situées immédiatement au sud, j'ai obtenu la même réponse : « Oui, on commence à en faire depuis une vingtaine d'années ! ». Or ce type de tonneau n'est pas proprement normand, on le trouve en Bourgogne par exemple. D'autre part, il serait absent de la région de Valognes. Il semble venu de l'Est mais, fait remarquable, dans sa course vers l'Ouest il parait avoir glissé le long de la limite du k, prouvant ainsi le rôle de surprenante barrière de celle-ci ; (1).

La réduction du groupe yê (de diverses origines, y compris l'ancienne terminaison française en -ier de-certains infinitifs) à yi puis î. Traitement que n'ont guère remarqué les linguistes français qui paraissent s'être surtout intéressés à cette réduction dans les domaines wallon, lorrain, franc-comtois, etc... Or elle est tellement caractéristique que c'est elle qui sert de critère aux paysans du sud de la ligne du Je pour définir les parlers cotentinais. «De l'autre côté de la rivière, ils ne parlent plus comme chez nous : ils disent tout en i». La limite du phénomène à l'Est me parait située entre la Risle et la Dives. Mais une étude de détail devrait tenir compte de la disjonction du phénomène dans le Bessin et surtout sur les limites. Dans notre territoire de si nous, les dernières communes au sud disent encore couochi pour coucher et pomî pour pommiers, mais on entend pomyé pour pommier et la Saint Michyê pour Saint Michel et non St Michi. C'est ainsi que la paroisse de Tourneville (commune d 'Annoville), solidaire de Lingreville (150 m séparent les deux églises), ignore le plein traitement de yê : î qui est celui d 'Annoville. Il n'y a qu'une école et l'opposition linguistique intervient dans les disputes entre les enfants des « Ventres rouoges » de Tourneville et les petits Annovillais.

Il m'est impossible de continuer cette énumération. Disons simplement qu'une bonne dizaine d'autres caractères cotentinais viennent buter ou s'éteindre doucement sur cette ligne de partage. Quand il y a disjonction de cas dans une série, elle se produira entre cette ligne Y Z sur la carte et la ligne V X, située plus au nord, qui est la limite de force du cJv normand : chandre, cendre. Il semble qu'aux yeux des inventeurs du fameux parler de « ciz nous», cette dénormannisation soit essentielle et inséparable de la limite de sî. Essentielle, elle l'est par la grande quantité de mots qu'elle affecte, par ces embrassi, pussi (puiser), commensi, basseinne, qui pour nos oreilles de Cotentinais habitués à embrachi, puchi, commenchi, bacheinne, donnent l'impression d'être prononcés par des gens essayant de parler patois et n'y parvenant pas. (2)

(1) On trouve v pour g dans tout le domaine proprement normand, mais de façon assez irrégulière et ne touchant que quelques: rares mots. On remarquera cependant la répartition des noms de famille Vautier au Nord et Gautier au Sud, qui, comme Chesnel au Sud et Quesnel au Nord, ne sont pas encore beaucoup sortis de leur zone phonétique.

(2) On aura une idée de cette opposition dans les œuvres du poète Louis Beuye publiées par mes soins en 1950, avec un glossaire chez Jacqueline à Saint-Lo. Le dialecte littéraire de Beuve est du Coutançais nord, influencé par les formes du Bauptois, mais il a recueilli à Quettreville des contes populaires en langage de cette commune du Canton de Montmartin-sur-Mer.

106 La volonté de rhabillage bien qu'inconsciente est telle qu'elle s'attaque à des noms de lieux dont la graphie normande est officialisée, comme Grouchy qui devient Groussy, et dépasse même son but en transformant les mancherons de la charrue en mancerons, hypercorrectismes que connaissent bien les dialectologues opérant dans des régions soumises à des influences contradictoires. Limite essentielle, donc, que cette ligne de force du ch normand, mais si peu inséparable de la prononciation sî nous qu'elle n'y adhère jamais, se contentant de la couper entre N. D. de Cenilly et Dangy. En réalité, le territoire V X Y Z est une véritable zone de délabrement phonétique. Les isogloses de caractères secondaires que je pourrais y tracer montreraient un certain faisceau le long de la ligne VX, modeste correspondant de l'imposante ligne YZ, mais en outre un certain enchevêtrement dans le centre et sur le pourtour sans que jamais, absolument jamais, les cartes ne montrent une correspondance entre ces variations (tchan ou tchian pour chien, dyê pour dix, do le pour avec elle, etc..) et la limite de sî. Cela confirmerait les conclusions exposées par l'abbé Lalanne avec une verve toute méridionale sur l'indépendance des aires phonétiques en Gascogne maritime, contre les sous-dialectes chers aux félibres, si, à côté de cette zone de délabrement, il n'existait des territoires suffisamment déterminés. Au Nord de la ligne du ch normand, je ne connais pas de graves variations phonétiques, mise à part la commune de Créances, jusqu'à la ligne marquée TU sur la carte et qui est la limite sud du Bauptois. Là les gens commencent à parler à « graindes goulaèes» comme dit l'expression patoise. Les finales des infinitifs du premier groupe prennent un son très ouvert qui atteint même la diphtongue aè; an devient in, chanter s'y dit chaintaè ; âo du Coutançais tend à è très ouvert, on à un et chaudron s'y prononce Tcèdroun ; Marie et la vie deviennent à peu près Mareie, la veie (son intermédiaire entre i et è) ; main et grain sont maintenant man et gran. Ligne importante et sensible pour les gens du pays. Elle est en dehors de notre secteur de si nous.

Ainsi la cause est entendue. Phonétiquement parlant, le fait de dire sî nous au lieu de tchu nous est un fait isolé, un exemple de fausse limite. Pour le savoir, il suffit d'y aller voir; encore est-il qu'il faut se donner la peine d'y aller voir.

On ne s'attendra sans doute pas à ce que les aires d'extension de vocabulaire adhèrent davantage à la limite de sî que les caractères phonétiques. En effet il n'y a aucun rapport. Il y aurait beaucoup à dire sur les aires lexicales à condition de considérer une très grande quantité de mots. J'ai beaucoup de cartes d'amorcées, elles ne sont pas complètes au point que je le désirerais. Néanmoins, je crois qu'il existe des aires assez régulières de distribution et je suis sûr que certaines lignes phonétiques du Cotentin sont soulignées par d'importantes et nombreuses limites lexicales. Evidemment, tout dépend des mots choisis (1) et si l'on choisit « bien, on prouve ce qu'on veut. Aussi ai-je moins l'intention de prouver quoi que ce soit que de montrer à l'aide de quelques notions très simples la contribution que peut apporter le mot à l'étude de la chose.

(1) II est tout de même saisissant au cours d'une enquête minutieuse de voir monter jusqu'à la ligne YZ les mots du Maine qui ne la franchissent pas et se heurtent là aux termes proprement normands.

Je considérerai d'abord un objet absolument courant qui porte des noms variés : cinq pour le seul Cotentin sans descendre au sud de la ligne YZ. Il s'agit du panneau mobile à claire-voie qui, placé à l'avant et à l'arrière du char à gerbes, en augmente la capacité. Remarquons en passant que le char lui-même porte le nom de chartil (kerti, Jcyerti, tcherti) dans le Cotentin et qu'aussitôt au sud de la fameuse limite nous trouvons les mots chérette (à l'Ouest), chérette à gerbes ou chérette à héquets (à l'Est), de même qu'exactement sur ladite limite, le béné du Cotentin devient le tumbrê (tombereau). Quant à cette partie mobile, elle s'appelle éklette de la pointe de la Hague à Carentan et de Carentan au sud de Coutances (dans notre carte nous avons éklette au sud de Coutances à Hauteville-sur-Mer, Muneville-sur-Mer et Guéhebert). A l'Est, éklette (encore à La Chapelle Enjuger, Cametours, Cerisy et N. D. de Cenilly) cède la place à ékamé, mot de la vallée de la Vire qui affleure à Percy. Mais le Guislain, limitrophe de Cenilly, ne connaît déjà plus que le type hézyé ou hézê qui est présent à Saint Denis le Gast, Sourdeval-les-Bois, Montaigu-les-Bois, Le Mesnil Bonant et La Bloutière. Cependant, le secteur Sud-Ouest de notre carte ne connaît que hé à Bricqueville-sur-Mer, Bréhal et Ver. La pointe sud-est du canton de Tessy offre bourde qui est le mot du Virois. Variété de dénominations qui contraste avec la double unité du nom du véhicule. Je ne suis pas spécialiste de l'histoire des véhicules, mais ce que je sais, c'est que notre éklette n'est peut-être pas aussi ancienne qu'on pourrait le croire. Les vieux dictionnaires patois d'il y a cent ans n'y font pas allusion dans ce sens. D'autre part, je sais par de vieilles personnes que dans leur jeunesse il n'y avait pas d'éklette à l'arrière ; on la remplaçait par des gaules plantées aux coins de la voiture. Auparavant sans doute, il n'yi en avait pas davantage à l'avant (le char wallon est équipé de quatre gaules d'après le très moderne dictionnaire français liégeois). Apparaissent ces panneaux mobiles, que fait-on ? On les baptise éklettes dans la plus grande partie du Cotentin. C'était alors le nom d'une sorte de bât de charge en forme d'échelle, permettant le transport à dos d'animal de fumier, de foin, etc... Les vieux se souviennent encore du droit d'équelette, droit de passage moins gênant pour le propriétaire que le droit de passage avec un harnais. Nous avons là une très simple extension de sens. La région de Saint-Lô, en employant le mot ékamé, emprunte un mot courant qui signifiait échalier après avoir signifié escabeau (a. ±r. eschamel). Nous avons là l'idée de barrière qui est à la base de hê et de hésé. (Heck désigne la même partie de la voiture dans le canton de Buchy en S. Inf. et sans doute ailleurs). Quant à bourde, il se rattache au verbe bourder: arrêter brusquement, courant dans cette région. Ainsi le besoin a créé l'extension de sens. Le mot éklette refoulera-t-il les autres ? Nous l'ignorons. Car les mots naissent, voyagent et meurent.

Ce n'est pas un besoin impérieux qui a créé les renouvellements successifs des termes désignant l'âne, dont les cartes sont assez suggestives. Un fond bouri occupe toute la Normandie et déborde même nos frontières. Il est compris dans tout le département de la Manche, mais le Cotentin l'emploie peu. Visiblement, on a commencé par employer, en guise de dénomination plaisante, le mot kéton. Le mot ne figure ni dans Duméril (1849), ni dans Fleury (Hague : 1886), ni même dans Beaucoudrey (Percy : 1911). D'ailleurs, actuellement le mot n'a pas encore atteint Percy ou bien à peine. Je l'ai entendu et recueilli à Montabot il y a deux ans; il était encore inconnu à Morigny qui ne connaît que bouri; il n'a pas atteint Bricqueville, mais seulement Muneville ; pas Saint Denis le Gast, mais au Guislain il supplante bouri chez les jeunes et, s'il occupe tout le nord de la presqu'île, il atteint tout juste Torigni à l'Est où il a la faveur des jeunes également, cependant que les anciens le considèrent comme un intrus venu de Carentan (?) « si bien qu'on peut le donner comme surnom à un individu, ce qu'on ne pourrait faire avec bouri ! ». Dénomination plaisante (1) à l'origine, kéton est devenu si courant qu'il a perdu son originalité. Aussi voyons-nous actuellement une deuxième vague s'étendre sur les traces de kéton à peine assimilé. Elle apporte couiste qui a au moins atteint les confins de la Hague au Nord, Créances à l'ouest, mais pas encore Coutances et, en général, n'a pas tout à fait rattrapé kéton. S'il est encore senti comme plaisant de même que miron, cantonné à Tourneville-Lingreville, ou ministre un peu partout, ce n'est que sur les limites de son extension. Au centre, entre Saint-Lô et Périers, par exemple, il est devenu le mot le plus ordinaire et refoule peu à peu kéton.

Certains mots trahissent des courants de civilisation ou des rapports commerciaux. La manie fut un temps en Normandie de tout rapporter à l'anglais. Dieu sait au prix de quelles contorsions étymologiques ! Les mots proprement anglais sont relativement rares et surtout d'extension très variable. En voici un curieux, et condamné à mort qui s'applique au rutabaga, d'importation relativement récente. Le mot rutabaga est emprunté au suédois de Vestrogothie, d'après Dauzat. Sur notre côte, il fut introduit par les Iles comme le prouve son nom de suédiche ou souédiche, premier terme du nom anglais Swedish turnip. Jersey laissa tomber le deuxième terme et nous transmit le premier avec la plante. C'était le seul mot que je connaissais dans ma jeunesse. Du moins rutabaga, que j'avais lu, resta pour moi vide de tout contenu pendant de longues années. En 1940 ou dans les années qui suivirent, lorsque je commençai à m'inquiéter de son aire de répartition, je m'aperçus que seuls des points de la côte comme Agon, Régnéville ou la région de Barneville le connaissaient. Les pays de l'intérieur (Périers) l'ignoraient comme ils ignoraient à peu près la plante qui arrivait juste à ce moment, de l'Est cette fois-ci, avec son nom vulgaire de ruta, pour parer à la disette d'autres racines nourrissantes. La marée venue de l'Est est en train de submerger le pauvre suédiche sur les lieux même de son débarquement. Il ne sera bientôt plus qu'un souvenir comme la basquette de Granville et autres ports de pêche, comme le black-ball des marins régnévillais (vaurien, forte-tête) emprunté à la marine anglaise.

La moutarde sauvage (sinapis arvensis) s'appelle tchêloque à Agon et c'est avec la plus grande surprise que j'ai constaté que Régnéville, à un kilomètre de l'autre bord de l'embouchure de la Sienne, ne connaissait que le mot russe, mot du Maine et du Berry. Depuis lors, j'essaie de retrouver le front de bataille. Le primitif kâloque (anglais moderne charlock, de l'anglo-saxon cerlic) se rencontre à Deux Jumeaux en Bessin, à Quettehou sous la forme tyéloque, et près de Porbail (kyélique). Je n'ai malheureusement aucun renseignement pour le centre de la presqu'île, mais je sais que l'Est immédiat de Coutances dit ruche avec le consonnantisme normand, ce qui semble indiquer que ce n'est pas tchéloque qui cède devant russe, mais le contraire.

(1) Les formes quédolle (Jersey) et guèdan (Caux) pour carne m'incitent à rapprocher kéton de guédot donné par Duméril au sens de porc et qui se rattache au verbe guéder (vieilli en fr.) : rassasier, gaver.

Dans le canton de Creully (Calvados), le type tchêloque cède la place à quélo qui est masculin.

Je pourrais multiplier les exemples, montrer comment des types de mots tels que locher (secouer) et tracher, trachi (chercher), valables de la Hague à fa Bresle, viennent mourir sur la ligne de k normand ; je pourrais juxtaposer les aires d'extension de certains mots Scandinaves relatifs à la culture et à l'élevage et qui en disent long sur l'importance -et la nature du peuplement viking. Mais cela dépasserait le but que je me suis proposé : montrer que seuls des dépouillements massifs et méthodiques, dûment localisés, peuvent faire rendre aux études dialectales ce que l'on est en droit d'attendre d'elles.

Il s'agit là d'une œuvre collective, on s'en doute. La vie d'un homme ne suffirait pas pour inventorier, village par village, le trésor de notre langue paysanne. C'est pourtant un homme, Edmont, qui sous la direction de Gilliéron est allé dans tous les coins de la France, dans les hameaux, recueillir des centaines et des centaines de mots selon un questionnaire méthodique. Ainsi naquit l'Atlas Dialectologique de la France au début de notre siècle. Monument considérable qui a permis le renouvellement des études du français. On en a souligné les imperfections et on entreprend sous la direction de M. Albert Dauzat la révision par régions. Je suis chargé de la Normandie occidentale. Mais il faut bien dire que cet Atlas nouveau ne suffira pas encore à rassembler tout ce qu'il serait utile de connaître. Il nous faut pousser au maximum de précision l'étude des aires phonétiques, ce qui est parfois délicat, et des aires lexicales, ce qui est beaucoup plus aisé. Voilà pourquoi je me propose de temps en temps de traiter certains problèmes de vocabulaire afin de susciter de la part de nos lecteurs les remarques qui enrichiront notre fichier. Rien n'est plus facile à rassembler que ces mots désignant les plantes ou les animaux, même dans les régions soi-disant francisées, car le paysan a besoin de mots précis qui resteront ceux de ses pères, l'école étant bien hors d'état de lui fournir des équivalents. On ne soupçonne pas l'originalité de certains termes techniques et on aurait bien tort de croire que les dénominations employées par un maçon ou un charpentier soient les mêmes à Coutances ou à Meaux.

Toute liste de mots bien localisés, toute précision territoriale touchant une limite phonétique, est une contribution à l'étude de l'homme normand, et l'étude de l'homme normand est la raison d'être des Annales de Normandie.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/annor_0003-4134_1951_num_1_2_6482

de F. Lechanteur
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