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Paul Bedel

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Message par Le Goublin Jeu 8 Aoû - 19:36

Libération du 15/09/2006, Judith PERRIGON

Paul Bedel Paul_n10

Qu'a-t-il écrit dans son agenda à la journée du 7 septembre, jour de notre passage ? Probablement qu'il faisait beau, qu'une brise soufflait nord-est, que quatre personnes de plus sont passées le matin. Qu'ensuite une journaliste et un photographe sont venus de Paris. Il tient la comptabilité du succès, comme naguère il le faisait des récoltes et de la traite des vac ­ le patois de La Hague ne chuinte pas. Il empile des dizaines d'agenda dans des boîtes. C'est «le fourbi à Paul». Il y a même ajouté un bloc, orange en couverture, réservé aux nouvelles additions. Août : 373 visiteurs. Depuis le mois de mai, 836 personnes se sont arrêtées à Auderville, chez Paul Bedel.

C'est comme ça depuis le film. Drôle d'histoire, ce film de Rémi Mauger. Documentaire diffusé en deux parties sur France 3 Normandie, il prit du galon sur France 3 national, il est devenu un film de cinéma cette année. Le nombre de copies est en augmentation. Ça s'appelle Paul dans sa vie.«J'étais pas allé au cinéma depuis cinquante ans, j'y suis retourné pour voir ma tronche.»

Paul Bedel a 76 ans. Il n'a pas un, mais dix visages. Les sillons laissés par les années, les souvenirs, le travail aux champs, le rire et la peine le dessinent changeant. Ses deux yeux sont très bleus, son nez grand. Il est voûté aussi : «Je suis crochu, il y a une chanson comme ça sur les crochus de La Hague. Ici, quand on marche le vent dans le nez, on se baisse.» Nous avons marché avec lui. Au fil des pas, le mystère s'évapore. Pourquoi cet homme né sur le rebord de la France face aux îles Anglo-Normandes, paysan d'un autre temps vissé aux terres paternelles, vieilli seul avec ses deux soeurs, Marie-Jeanne et Françoise, déclenche-t-il des haltes obligatoires sur la route des vacanciers ? Que dit-il, depuis sa vie vouée à l'ouvrage, qui démange bien après le film, et le fait détrôner Tom Cruise dans les salles de Cherbourg et des environs ? Rien de grandiloquent. Aucune vérité. Il parle bien. Il ne flatte pas la nostalgie : «Je veux pas décourager les jeunes. Ils vont me dire : "T'es complètement con." Quand on est jeune, les vieux c'est loin.» Il ne se plaint pas, il est là où il est, sans se demander s'il est heureux. «On se posait pas la question. C'est qu'on était bien.» Il est juste devenu le porte-parole de lui-même.

Paul dans son costume du dimanche, vieil enfant de coeur qui n'aime pas les désaccords, vote oui à l'Europe de la paix, ressemble à n'importe quel paysan s'en allant à la messe. Mais, quand, de dessous sa casquette, il cherche «la bavette», il y a autre chose. C'est revenu avec le film. «J'ai l'impression que je me suis oublié.J'ai renoncé à ma vie personnelle. J'avais des projets avec une compagne et tout, mais j'ai repris les mains du père.» Mains sur la batteuse, modèle 1937, mains sur la charrue devant laquelle il mettra un tracteur à la place des chevaux, mains sur la faucheuse modèle 1945, le tout est rangé dans les vieilles fortifications allemandes un peu plus bas sur le chemin qui mène à la mer.

L'océan dessine après les champs la ligne d'horizon, parfois celle du départ. Il n'y est jamais allé, n'a jamais navigué : «C'est pas notre boulot.» Peut-être même qu'il ne sait pas nager. «Le père était malade depuis sept ans, il souffrait tellement, je lui ai dit : "J'abandonne mes projets, je continue." Il est mort, six mois plus tard. Ma vie a basculé, j'ai renoncé, j'ai pris sa place. Le film a tout remis sur le tapis. J'ai les larmes. Mais ce serait à recommencer, je ferais pareil.» Il avait 29 ans, il était le deuxième des cinq enfants. Quelques photos anciennes en tenue de régiment racontent un regard fixé vers l'avenir sous des cheveux bruns épais, mais il ne pouvait pas laisser la mère, deux soeurs et un petit frère. L'aîné était parti aux PTT. Paul ne s'est jamais marié.

Il ne détaille pas ce que furent ses projets, «c'est un petit peu strictement personnel». Ils n'étaient pas forcément immenses, mais ils supposaient de glisser vers un monde changeant et bruyant qui n'est plus quadrillé par les champs, rythmé par l'heure solaire encore inscrite sur la montre de Paul. Le devoir, mais peut-être aussi la peur, a ramené Paul en arrière. Il n'aime pas ce mot-là. Quand la Cogema a construit la centrale nucléaire tout près, il dit n'avoir pas eu peur, mais souffert pour la terre. «Ils ont démoli les champs à tout jamais. En même temps, ça fait de l'ouvrage, c'est une vache à lait. Pour nous c'était une destruction de plus, comme en 40 quand les "touristes" sont arrivés.» En 1940, les touristes étaient allemands. Quand ils sont repartis, Paul avait 14 ans, il était un enfant faible qui tombait souvent dans les pommes. «J'étais un peu traumatisé, mais c'est un détail.»

Le président de la chambre d'agriculture a déclaré dans le journal : «Paul n'est pas un exemple à suivre et les soeurs de Paul sont tristes.»«Ça m'a blessé», dit Paul. Il ajoute : «Lui, il a 10 000 poulets !» Ça veut dire que c'est trop, c'est infini, sans repères, on n'y voit plus rien. Paul est monté jusqu'à 35 hectares et 35 bêtes à cornes. Il a vécu avec ses soeurs, de la vente de beurre, de crème et de viande. «Je ne me suis jamais rendu esclave du matériel, emprunter, acheter des monstres, non. Le père m'a toujours mis en garde : "Achète quand tu as un petit tas."» Il sait qu'on pourra le trouver folklorique. Il ne l'est pas, un chéquier tient lieu de bas de laine. Paul est un moment de poésie, comme il est des aires de repos sur les autoroutes. 836 personnes s'y sont arrêtées. C'est à deux pas de la tombe de Prévert. Un trou de verdure a enseveli les regrets d'un homme auquel il reste les mots.

Paul a pris sa retraite il y a trois ans et vendu les vaches. «Le père et la mère m'avaient confié leurs vaches, la même souche, la même descendance depuis des années. Moi, je les ai confiées à personne, je les ai balancées, j'aime pas ça.» Il a gardé deux champs pour la récolte. Il trouve la maison plus froide qu'avant. «On ne rentrait que le soir, maintenant on est toujours là.» Sa retraite est de 703,34 euros («Ça fait dans les 450 000, je suis encore vieux, ces messieurs dames sont à l'euro»), ses soeurs reçoivent 400 chacune. Il regrette de ne pas avoir fait de l'une d'elles la chef d'exploitation, car elles n'auront aucun droit après sa mort. La santé est plutôt bonne. «Je suis monté sur ressorts.» Il a de petits écarteurs dans les coronaires pour que le sang circule bien. «Si je rouille pas trop vite, ça ira.»

Agenda, 10 janvier 2006, il a écrit : «Tempête nord-est. Coupé la haie du jardin. Réception du courrier de la préfecture. Le récipient déborde.» Ça veut dire : la coupe est pleine. Depuis le film, la République insiste pour lui décerner le Mérite agricole. «Le ministre de l'Agriculture et tous ses descendants veulent me refiler leur camelote.» Il n'a jamais répondu. Page du 9 février : «Courrier de la préfecture. Paul ne mérite rien. Triste marée de 116. Ondée neige grêle eau. Nord-ouest.»

Paul a glissé à Rémi Mauger, qu'il tient au courant du nombre de ses visiteurs : «Je pensais que ma vie n'avait servi qu'à nous faire vivre.» Non. On n'oublie pas celui qui «s'est oublié». Allô, Paul Bedel ? Qu'avez-vous écrit à la journée du 7 septembre ? «Quatre personnes sont venues, deux déjà venues et reviendront. Plus une journaliste de Libération et un photographe. Continuer d'ouvrir la coupe du blé dans le clos Marquis. Vent de nord calme. Brise fraîche.»



Paul Bedel en 4 dates Mars 1930 Naissance à Auderville. 1961 Reprend l'exploitation familiale.
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Message par carente50 Jeu 8 Aoû - 19:54

un bouquin sympa et facile a lire " Paul dans les pas du pére"
de Catherine Ecole- Boivin bien souvent émouvent
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Message par Le Goublin Jeu 8 Aoû - 23:40

Ce bouquin, comme le film....tout est bon et devrait être dans les manuels et projections scolaires de l'Europe entière. http://smileys.sur-l :flag2: 
J'ai mis ce portrait parce que (y'en avait pas sur le forum) et pyi parce que j'ai bu un jus vite fait bien fait avec lui cet après-midi, et à chaque fois je me dis: il change pas , toujours le même bonhomme, fidèle à ses idées, fidèle à sa terre, fidèle à sa vie, au temps...c'est toujours un quart d'heure de réflexion sur la vie, de prendre un jus avec Paul.
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